NOTION DE COMPASSION
La compassion est un désir authentique, actif et volontaire d’être bénéfique aux autres. C’est un principe qui ne se fonde pas sur des croyances mais sur l’expérience universelle de la souffrance. Elle se base donc sur la raison et s’enracine dans l’acceptation lucide du fait que les autres, comme nous-mêmes, recherchons le bonheur et avons le droit de surmonter la souffrance. En conséquence, cela implique que la vie de chaque être vivant est sacrée.
La compassion est aussi fondée sur le fait que tous les êtres ont un besoin biologique fondamental d’attention et de sollicitude, sans lesquelles toute espèce, quelle qu’elle soit, est vouée à s’éteindre.
La compassion repose sur un autre concept fondamental : l’interdépendance de tous les êtres vivants. Le bonheur de chaque individu dépend des autres, c’est pourquoi nous ne pouvons pas nous passer de la compassion si nous voulons vivre dans un monde heureux. La compassion aide à briser la division entre « moi » et « toi », et crée un sentiment de connexion qui conduit à davantage de proximité et de confiance entre tous les êtres.
En tant que médecin, je suis dans une profession qui est continuellement en contact avec la souffrance, mais à moins de connaître ma propre souffrance, il est difficile d’appréhender celle des autres.
J’ai subi une importante opération et je sais ce qu’est la convalescence. Je suis également endoscopiste et le fait d’avoir moi-même passé plusieurs endoscopies m’aide à éprouver plus d’empathie pour les patients à qui je fais cet examen.
La compassion crée dans le cœur tant d’espace pour les autres, au-delà de soi-même, que notre propre souffrance prend une importance secondaire. Cela atténue évidemment l’anxiété, le stress et la tension, et conduit à un état d’esprit plus calme.
" La meilleure façon d'enseigner aux étudiants
et aux médecins la compassion est de leur
apprendre a reconnaitre à apprécier
les soignants compatissants ainsi que
les patients compatissants "
Au fil de mes années de pratique hospitalière, j’ai découvert que la meilleure façon d’enseigner la compassion aux étudiants en médecine et aux médecins consiste à leur apprendre à reconnaître et à apprécier les soignants compatissants, et aussi les patients compatissants. J’ai rencontré de nombreux patients qui, en dépit d’une maladie grave, se préoccupaient plus des autres que d’eux-mêmes.
Celui qui a le plus influencé ma vie est sans nul doute Sa Sainteté le Dalaï Lama. Sa vie et ses enseignements ont eu sur moi le plus grand impact. Ses enseignements sont l’expression même de sa vie quotidienne, et s’il y a quelqu’un qui fait ce qu’il prêche, c’est bien lui. La compassion est au cœur de son enseignement. Je ne connais personne dont la vie soit pour moi une plus grande source d’inspiration.
En enseignant la compassion aux étudiants en médecine et aux médecins, j’ai découvert que l’un des moyens les plus efficaces et les plus intéressants de le faire est de les amener à rencontrer et à interagir avec des personnes compatissantes. Je fais donc souvent en sorte qu’en guise de devoirs, les étudiants interviewent des personnes sélectionnées. Ils participent également à l’enseignement de l’anglais conversationnel à des survivants de la torture, ce qui est pour eux un moyen d’apprendre à les connaître personnellement.
Cette méthode d’enseignement de la compassion s’appuie sur le fait que pour développer la compassion en nous-mêmes, l’influence de notre environnement compte beaucoup. Par conséquent, si nous vivons dans un environnement où, depuis notre enfance, on met en valeur une attitude compatissante et où la compassion est hautement considérée, cette société sera forcément plus calme, plus paisible et plus attentionnée. Quand les étudiants auxquels on enseigne la compassion interagissent avec des individus compatissants, ils profitent de l’expérience et celle-ci a sur eux un effet durable.
Lorsqu’on est en compagnie d’une personne compatissante, on se sent au centre d’une attention bienveillante, chaleureuse, on se sent bien, ce qui est très différent d’être avec une personne en colère ou qui n’a pas le moindre intérêt pour vous. C’est pourquoi la compassion est comme toute autre contagion et qu’elle peut être communicative, mais elle diffère des émotions négatives par plusieurs points. En voici quelques-uns :
La compassion a besoin d’être cultivée alors que les émotions négatives n’ont pas besoin d’être cultivées, elles surviennent souvent sans aucun effort.
Une fois qu’elle a été cultivée, la compassion est durable alors que les émotions négatives sont instables, elles vont et viennent.
La compassion se focalise sur le soulagement de la souffrance seulement, alors que les émotions se focalisent sur n’importe quoi.
La compassion aide à voir la réalité grâce au calme mental qu’elle induit, alors que les émotions déforment souvent la réalité.
Les émotions négatives comme la colère, la haine et la jalousie nous amènent à voir une fausse image des autres et de nous-mêmes. Cette illusion est la cause d’énormément de souffrance dans le monde. Cela montre clairement que lorsque l’intelligence humaine est utilisée à mauvais escient, elle est davantage source de malheur que de bonheur. Ainsi les animaux, dont l'intelligence est differente, ont moins la capacité de déformer la réalité et ne sont donc pas soumis à certains des troubles émotionnels que nous, les humains, éprouvons.
Les gens peuvent croire à tort que la compassion signifie que l’on soulage la souffrance d’autrui ou qu’elle est uniquement dirigée vers les autres. Cela n’est pas vrai, car sans en avoir pour soi-même on ne peut étendre la compassion aux autres. La compassion envers soi-même signifie essentiellement que l’on accorde de la valeur à notre corps et à notre esprit, qu’on les traite avec respect et qu’on les développe pour le bien des autres et de soi-même.
Lorsque vous étendez la compassion aux autres, il n’est pas garanti que votre acte ait un résultat fructueux pour autrui. Cependant, comme la compassion est un état d’esprit très positif, elle fera inévitablement du bien à la personne qui l’exerce.
Le terme compassion a été employé dans un sens plutôt vague jusqu’à ce que, récemment, on commence à y prêter davantage attention. Ce mot figure au vocabulaire de nombreuses religions, mais aucune ne lui accorde plus d’importance, ne le traite avec autant de profondeur et ne le considère comme plus fondamental que le bouddhisme.
Il y a à peine plus de trente ans, la science et le bouddhisme ont commencé un dialogue organisé par l’institut Mind and Life, aux Etats-Unis. L’institut Mind and Life fut fondé par un petit groupe de personnes décidées à concrétiser cet intérêt spécifique de Sa Sainteté le Dalaï Lama. Après trente années de dialogue, certains des résultats les plus importants de ces rencontres se sont traduits par un intérêt authentique et sérieux pour des recherches sur les pratiques contemplatives comme la compassion. Des découvertes telles que la « neuroplasticité » commencent à révéler les bienfaits de la méditation sur la compassion.
Le Dalaï Lama croit fermement que si le bouddhisme doit être pratiqué tel que le Bouddha le souhaitait, on ne doit pas croire ce qu’il dit par pure foi mais on doit investiguer par soi-même et ne croire qu’après avoir été convaincu par sa propre analyse et son propre raisonnement. Le bouddhisme, dit le Dalaï Lama, peut être divisé en trois parties : la philosophie, la science et la religion. La philosophie s’adresse aux érudits, la religion aux croyants et la science au bien de l’humanité, sans que l’on ait nécessairement à être bouddhiste. Dans ce contexte, la compassion entre dans le cadre de ce que nous appelons « la science bouddhiste de l’esprit », et c’est la raison pour laquelle cette science doit faire l’objet d’études approfondies, à la recherche de toute preuve scientifique de bienfaits que la quête du bonheur peut apporter.
Un groupe de médecins demanda un jour au Dalaï Lama comment ils pouvaient améliorer la relation médecin-patient. Il répondit qu’ils devaient faire preuve d’une sollicitude basée sur la confiance. Si nous approchons autrui exactement comme un autre être humain, semblable à nous-mêmes, qui désire le bonheur et non la souffrance, nous amenuisons la distance entre « moi » et « toi »/ « eux ». Cela ouvre alors notre porte intérieure, laquelle mène à une ouverture, avec la motivation sincère de ne pas nuire.
" Comment intégrons-nous la compassion
à notre pratique quotidienne ? "
La question est alors : comment intégrons-nous la compassion à notre pratique quotidienne ? Le processus par lequel nous pouvons commencer à le faire se base sur des travaux dirigés interactifs que j’enseigne aux étudiants en médecine. Je l’enseigne pour la raison suivante : alors que la science médicale continue à se développer de plus en plus, le progrès est essentiellement dirigé vers une approche centrée sur la maladie plutôt que sur le sujet.
En dernière analyse, ce n’est pas seulement la partie malade d’un élément dysfonctionnant, physique ou mental, qui a besoin de correction, mais quelque chose de plus large, de plus holistique et englobant, qui est la personne dans son ensemble, reliée à tous les êtres et à toute chose autour d’elle. C’est cette perspective qui a été négligée mais qui est cependant si fondamentale, et cela est donc crucial si nous voulons atteindre un état de bien-être plus durable.
Avant toute chose, il faut comprendre ce que la compassion signifie, et des sessions interactives aident à trouver une définition claire. De là, nous devons passer à la compréhension des qualités de la compassion, qui sont nombreuses, et c’est un exercice que l’on donne aux étudiants et qui est suivi d’une session interactive. Voici des exemples de ces qualités : la sensation d’être connecté, être proche, la sollicitude, l’attention aimante, le courage, etc. Nous devons également connaître les obstacles et les ennemis de la compassion, autant que ce qui la favorise.
« Aujourd’hui, vous êtes peut-être un
médecin, mais un jour vous serez un patient »
L’étape suivante permet de passer au changement d’attitude. Parce que l’une des qualités intrinsèques de la compassion est une perspective impartiale, nous visons à éliminer l’attitude qui consiste à considérer un « moi par opposition à un toi », ou un « nous par opposition à un vous ».
La compassion n’est pas une relation entre un soignant et un blessé, c’est plutôt une relation entre égaux. Nous pouvons le comprendre lorsque nous réalisons que « nous sommes tous dans le même bateau ». Nous passons tous inévitablement par la naissance, le vieillissement, la maladie et la mort, et le seul événement permanent dans notre vie est l’impermanence. Ce sont des faits « égalisateurs » qui nous aident à supprimer la distance que nous maintenons entre « moi » et les « autres ». Je dis à mes étudiants : « Aujourd’hui, vous êtes peut-être un médecin, mais un jour vous serez un patient ». Essentiellement, nous sommes comme les deux faces d’une même pièce. Au fond, nous sommes un.
La majorité des gens que nous rencontrons nous sont inconnus et par conséquent nous les traitons comme des « étrangers ». Cela nous amène évidemment à nous sentir déconnectés et nous empêche d’ouvrir notre porte intérieure. Il n’y a pas de place pour la compassion si nous nous renfermons sans permettre aux autres d’entrer dans la sphère de notre bonté aimante.
L’un de mes bons amis m’a dit un jour : « Pense à combien tu te chéris toi-même, puis pense à combien les autres se chérissent eux-mêmes, et cela nous aidera à surmonter la perception selon laquelle nous voyons les autres comme de simples objets. »
C’est, je pense, un bon exercice pour ceux qui étudient la compassion, parce que l’un des plus grands obstacles à la compassion est d’être centré sur soi-même ou de se chérir soi-même. Cela nous amène à nous considérer, de manière déformée, comme très importants, et les autres comme ayant beaucoup moins d’importance.
C’est l’une des questions les plus intéressantes que je pose à mes étudiants, parce que c’est une question à laquelle beaucoup n’ont jamais pensé. La raison semble en être que la majorité des gens qui ont assisté à mes travaux pratiques soit n’ont jamais réfléchi sérieusement à la compassion, soit ont juste présumé que ce n’était pas quelque chose d’important.
Je pense que si nous ne sommes pas persuadés de l’importance de la compassion dans notre vie, ou si nous n’avons pas la conviction qu’afin que ce monde soit une planète heureuse, paisible et non-violente, la compassion est indispensable, il est inutile d’étudier la compassion.
" Si nous étions tous indépendants les uns
des autres et qu’il n’y avait pas
de relation entre cause et effet, cela
voudrait dire qu’il n’y aurait pas de raison
de se soucier des autres. "
Si la compassion est une nécessité absolue dans notre vie, c’est parce que nous sommes tous interdépendants. Si nous étions tous indépendants les uns des autres et qu’il n’y avait pas de relation entre cause et effet, cela voudrait dire qu’il n’y aurait pas de raison de se soucier des autres.
Autant notre survie dépend des autres, autant la survie des autres dépend de nous. Il existe donc une connexion extrêmement intime dont nous ne pouvons nous défaire. Même en écrivant ce texte je dépends du stylo, du papier, de l’électricité, de l’ordinateur ... que j’utilise. Qu’en est-il de toutes les personnes, en amont de ces équipements qui m’ont aidé à produire cet article ? Je ne pourrais pas l’avoir fait sans leur aide.
Sans régulièrement réfléchir en profondeur là-dessus, il est difficile de le réaliser car pour la plupart d’entre nous, nous nous voyons nous-mêmes, les autres et les objets autour de nous comme existants par soi-même, de manière indépendante. C’est une perception très illusoire.
" Le plus grand pouvoir de guérison
qu'un médecin puisse avoir,
c'est la compassion. "
Pour ceux qui sont dans le domaine médical, si quelqu’un demandait : « Quel est le plus grand pouvoir de guérison qu’un soignant puisse avoir ? » je répondrais sans hésitation : « La compassion ». La liste des capacités qu’un soignant peut avoir est longue, et la plupart des gens citeraient automatiquement des qualités académiques et une diversité de savoir-faire.
Cependant, si nous comprenons que la motivation est le conducteur installé au volant, la voiture peut être utilisée de manière bénéfique ou nocive. Aussi, lorsque la compassion est la motivation, elle conduit à une action digne de confiance, authentique et aimante dont le bienfait pour l’individu en souffrance est beaucoup plus puissant que si elle n’était pas là.
BIBLIOGRAPHIE
Dalaï Lama, avec Salzberg S, Varela F, Kabat-Zinn, Quand l'esprit dialogue avec le corps : Entretiens avec le Dalaï Lama sur la conscience, les émotions et la santé sous la direction de Daniel Goleman, Guy Trédaniel 1997
Dilgo Khyentse Rinpoché, Au cœur de la compassion, Padmakara, 1995.
Ekman, P., Davidson, R. J., Ricard, M. & Wallace, B. A. (2005). « Buddhist and psychological perspectives on emotions and well-Being », Current Directions in Psychological Science, 14, 59-63.
[1] Changer par la thérapie, Célestin-Lhopiteau I, Dunod, Paris 2011
Rédacteur de la page
Dr Tsetan Sadutshang, Directeur du Delek Hospital, Dharamsala, Inde
Ce texte du Dr Tsetan Sadutshang, qui dirige le Delek Hospital à Dharamsala en Inde, apporte un éclairage important sur l’intégration de la méditation en médecine occidentale, remettant en perspective la relation entre le soignant et le patient, à travers les notions de compassion et d’interdépendance.
Quelques extraits des réflexions du Dr Tsetan Sadutshang, partagées dans « Changer par la thérapie[1] »
NOS PARTENAIRES